Sturla Gunnarsson, 2ème partie: Distribution et le rôle de la politique publique
Interviewed by Evelyn Ellerman at Toronto on Mars, 2012
Ellerman. Dans les années 1980, il y avait beaucoup de passions parmi les jeunes réalisateurs qui prenaient l’approche de la construction nationale. Mais nous vivons dans un pays très étrange, où la plupart des Canadiens ne regardent pas la plupart des films faits au Canada. Que pensaient les réalisateurs au sujet des problèmes de distribution à cette époque? Les gens avaient-il des notions de ce qu’on pouvait faire à ce sujet?
Gunnarsson. Pour commencer, nous étions enthousiasmés par le fait de créer quelque chose. C’est aussi simple que cela. Et ensuite, sont apparues des choses comme le TIFF (Toronto International Film Festival). Alors cela est devenu une grande partie de notre réalité. Et il y avait toujours la télévision, bien qu’il y ait eu une étrange discordance entre l’Office National du Film et la CBC, ce qui est une des tragédies de la politique publique au Canada. J’ai fait la première coproduction CBC-NFB, After the Axe (1981). Et ensuite, je l’ai fait suivre par Final Offer (1985). Mais c’étaient tous les deux des anomalies. Cependant c’était un sujet qui valait vraiment la peine d’explorer : le rôle du communicateur public dans toute cette expérience.
La distribution était un défi, mais c’était possible s’il y avait des films sensationnels. Il y avait des films comme Nobody Waved Goodbye; il y avait un petit nombre de ce genre de films, et il y avait toujours le Québec qui pouvait voir et dire : «Vous voyez? C’est possible.» Mais dans les années 80, c’était une ère de réalisation indépendante; et je pense qu’on doit toujours se souvenir de cela quand on parle de projet canadien. Essentiellement, nous étions, et nous sommes encore en train de faire des films de créneau. Ces films ne sont pas des films hollywoodiens principaux. Si on les juge par comparaison avec ces films en fait de recette, cela n’a pas de sens. La seule manière raisonnable de juger le rendement du film canadien est par rapport aux autres films faits avec le même type de budget et avec les mêmes aspirations. Maintenant, vous parlez des films américains indépendants, des films européens indépendants. Les films canadiens pénètrent le marché canadien de manière compétitive par rapport à ces films.
Vers la fin des années 70 et début des années 80, les Canadiens aimaient les films indépendants. Si vous faisiez un bon film, vous aviez une bonne chance d’atterrir sur certains écrans, dans un climat où vous pouviez tenir plus qu’une fin de semaine si le film performait et même s’il n’était pas profitable, si les gens croyaient en lui, on le laissait jouer pendant un certain temps. Beaucoup de films ont bâti leur carrière dans ce climat. Tout cela a changé dans les années 90, quand les habitudes de spectacle ont changé et quand nous avons passé à une ère de gouvernements plus conservateurs qui voulaient voir des rendements d’investissement mesurables. Alors, le fait que vous faisiez quelque chose qui avait une valeur intrinsèque ne suffisait plus.
Le grand désastre de la distribution a été que nous avons presque atteint les quotas de l’écran. Ça aurait été l’ère de BrianMulroney. Flora MacDonald était la ministre de la Culture. L’industrie entière avait fait du lobbyisme. Nous voulions seulement une petite partie des écrans dédiée au film canadien. Je dis ‘nous’, mais je n’étais qu’un enfant. En tout cas je m’identifiais à cela. Et c’est presque arrivé. Le projet de loi était dans sa deuxième lecture sur le parquet quand Jack Valenti qui représentait l’industrie du film américain est venu et a expliqué les réalités de la vie à Brian Mulroney. Et tout d’un coup le projet de loi a été retiré. Et le quid pro quo en ce temps-là a été qu’il disaient : «Voici comment nous allons résoudre ce problème. Nous allons créer un secteur de distribution.» La création d’un secteur de distribution qui soit viable créera un marché pour les auteurs canadiens et les réalisateurs canadiens. Alors les ressources ont passé à la protection et la promotion des sociétés de distribution. Ils ont séparé le marché canadien du marché américain pour tout sauf pour les plus importants qui avaient été exemptés. (Maintenant, bien sûr, il y a beaucoup de mini majeurs). Alors ils ont créé ces sociétés dont le but déclaré était de résoudre le problème de construction nationale, mais la loi des conséquences non prévues était qu’ils ont créé des sociétés dont le modèle d’entreprise était bâti sur la distribution de films américains au Canada. Ils ont vraiment reproduit le problème que nous avions eu auparavant, qui était qu’ils considéraient le film canadien comme quelque chose de gênant, dont ils devaient s’occuper pour pouvoir faire des affaires.
Ce sont là les racines de l’époque dans laquelle nous nous trouvons maintenant, où… Je continue à penser au film cubain Memories of Underdevelopment (1968) parceque nous avons cette mentalité culturelle bizarrement colonisée. Et maintenant nous avons cette idée que les longs métrages canadiens ont besoin d’atteindre un certain montant de recette pour se valider eux-mêmes. C’est là un vrai défi, parce que si vous examinez les films qui ont fait recette, c’est relatif à tout ce qui a été dépensé pour les mettre en circulation. Alors maintenant vous avez un système où théoriquement le marché détermine ce qui se passe, mais en fait, c’est un très petit groupe de personnes qui décide quels films vont obtenir les ressources pour les amener là, à dépenser 2 de à 3 millions de dollars de mise en circulation afin d’obtenir en retour 2 à 3 millions de dollars. Et nous appelons ça du succès!
E. Que pensez-vous du rôle de la politique publique dans la réalisation de films canadiens? Partout dans le monde, la politique publique est très importante. Cependant il se trouve que nous vivons près d’un pays où, comme vous le savez, il existe plus d’un modèle d’entreprenariat. Il est très difficile de vivre à côté d’un éléphant. Mais le Canada a été très proactif ces 30-40 dernières années en essayant de développer une politique publique qui veille à ce qu’il y ait une entreprise du film. Parlez de cette connexion entre la politique publique et la production de films.
G. Le modèle d’entreprise de base pour les industries de l’écran partout – cela n’est pas uniquement un problème canadien—le modèle d’entreprise est que vous devez retourner votre investissement dans votre marché intérieur. Alors, chaque fois que vous vendez à l’étranger, il y a du profit. Les spectacles de l’écran se vendent à un grand rabais à l’étranger. Les films américains se vendent à un grand rabais au Canada; les films canadiens se vendent à un grand rabais là où nous les vendons. C’est ça le modèle d’entreprise. Nous ne fabriquons pas des voitures. Le coût de fabrication est entièrement dans la création du droit d’auteur, la création du produit œuvré. La reproduction est un coût négligeable. Ainsi vous rattrapez le coût dans votre marché intérieur et ensuite vous l’exportez. C’est ça que font les États-Unis et que fait l’Inde.
Les pays qui ne peuvent pas récupérer leurs investissements dans leur marché intérieur soit décident de ne pas avoir d’industries audiovisuelles soit décident d’investir en celles-ci ; c’est dans l’intérêt national d’avoir ces secteurs Et les gouvernements investissent. D’une façon ou d’une autre, que ce soit sous forme d’investissement public, ou sous forme de politique publique qui crée de l’investissement ou dans des capitales flamboyantes comme Hollywood et Bollywood et la Chine…Ceux-là sont les trois pays qui ont des secteurs audiovisuels de marchés authentiquement libres. Tous les autres pays ont une politique publique établie.
Le Canada a emprunté la plupart de son approche de la politique publique en étudiant le Royaume Uni et la France. Nous avons eu de nombreux politiciens visionnaires comme Pierre Juneau qui vient de mourir. Alors c’est ça que nous avons bâti. Et j’aime toujours dire que les gens qui travaillent dans notre secteur en déniant la valeur de la politique publique sont comme ceux qui cultivent des betteraves et qui ont quelques arpents de terre à la base de la digue Hoover. De temps en temps ils lèvent les yeux et disent «Je me demande ce qu’il y a derrière ça».