Martin Allor, 3ème partie:
Interviewed by Evelyn Ellerman at Montréal on Mars, 2012
Ellerman. L’une des façons pour les cinéastes de faire des gains, c’est avec les marchés secondaires, la télévision, la vidéo sur demande, etc. Et un autre aspect, ce sont les ventes internationales. En fait, il semble que la plus grosse majorité des gains des films en anglais sont réalisés avec la télévision et avec d’autres moyens, et pas avec les sorties en salle. Comment cela se passe-t-il avec les films en français produits ici?
Allor. Paradoxalement, cela marche mieux pour les films plus artistiques ou esthétiques que pour les films qui attirent plus de monde. Par exemple, en France, il y a un peu de résistance aux accents québécois, les Français avancent parfois qu’ils ne les comprennent pas. La comédie se traduit moins bien. Mais prenons l’exemple du film Incendies qui a remporté l’Oscar du meilleur film étranger à Hollywood, il s’est vendu dans plus de 150 pays. En raison, en partie, des projections dans des festivals internationaux. Donc, le circuit des festivals et le marché des festivals, pas vraiment le festival de Toronto, mais le festival de Cannes, de Venise, de Berlin, peuvent créer un élan quand le film obtient de bonnes critiques. Par ailleurs, Incendies n’avait pas un gros budget, il n’avait donc pas besoin de beaucoup d’argent d’un quelconque territoire, surtout qu’il a vendu 250 territoires.
E. Analysons toute la question de la technologie et la façon dont elle modifie le paysage des industries culturelles, et dans le cas qui nous intéresse, la production des médias. Quels défis cela pose-t-il à la réglementation? Le CRTC, par exemple, doit se pencher maintenant sur ce qu’il doit faire avec une entreprise comme Netflix qui, en fin de compte, ne paie rien au Canada. Selon vous, quel rôle les organismes de réglementation vont-ils jouer à l’avenir, maintenant que la donne est différente pour ce qui est de la production et de la consommation de films?
Allor. Je pense que cela va être un gros défi pour les responsables politiques au CRTC et plus généralement, au sein des gouvernements provinciaux et fédéral. Au fil des ans, il y a eu des circonstances différentes. Ainsi, plusieurs pays européens ont lancé une taxe sur les billets de cinéma, la taxe est versée directement dans un fonds qui appuie la production nationale. Au Québec, on y a pensé plusieurs fois au cours des années 1980 et 1990, mais la Motion Picture Association (MPA) de Hollywood a violemment secoué la cage et a lancé de nombreuses menaces, de retirer la distribution de leurs films, de ne plus faire de doublage ici, etc. Donc, les gouvernements péquistes et libéraux se sont éloignés de ce modèle européen. Je pense que quelque chose comme Netflix soulève des problèmes semblables. Est-ce qu’il y a des façons de mettre sur pied un régime, un modèle de réglementation de l’industrie culturelle, qui permettrait de percevoir des revenus d’organisations comme Netflix? Est-ce que cela pourrait se faire au moyen d’un système de taxation ou d’un modèle législatif qui ferait en sorte que ces organisations contribuent au Fonds des médias du Canada? Leur modèle commercial et celui de leur distribution technologique sont très différents du modèle des compagnies de câblodistribution.
E. Une autre question qui se rattache à la question de la technologie et à la façon dont l’industrie du cinéma est en train de changer, c’est la question de savoir comment l’univers numérique est en train d’influencer ce que nous appelons un film et la façon dont ces films sont faits? Les jeunes réalisateurs ont un très vaste choix devant eux. Parlez-nous un peu de la réalisation aujourd’hui, du point de vue de la technologie.
Allor. L’une des plus récentes innovations technologiques a été l’ajout de la vidéo à haute définition aux caméras LSR comme la Canon 5D Mark II que l’on utilise de plus en plus souvent, partout dans le monde, pour tourner des longs métrages. C’est une caméra qui coûte 3000 dollars, tout dépend du type de lentilles que l’on achète (on peut dépenser beaucoup d’argent pour des lentilles). Ce ne sont pas des caméras parfaites, elles ne sont pas si extraordinaires que cela pour tourner des documentaires en raison de leurs contraintes technologiques. Mais elles fonctionnent très bien pour un type de réalisation de film de fiction, traditionnelle, avec scénario, où on dispose d’un scénarimage et où on est dans des situations contrôlées, généralement sur trépied. Donc, d’un point de vue technologique, les entraves à l’entrée dans le domaine de la réalisation sont très faibles maintenant. On obtient une très belle image qui peut être grossie et transférée très facilement sur une pellicule de 35 mm pour une distribution en salles. Mes élèves ici tournent avec cette caméra ou alors, ils vont en acheter une dès qu’ils ont leur diplôme en poche. Ils peuvent réaliser des films et les mettre tout simplement en ligne, sur YouTube pour haute définition ou sur leur propre serveur spécialisé.
Il y a énormément de concours locaux et internationaux, des campagnes éclairs de films à réaliser en 24 h, où on recrute des jeunes qui sont assistants à la production dans une compagnie, ils participent à un concours où ils ont 24 heures pour faire un film sur un thème choisi au hasard, les films sur iPhone aussi. Il y a toutes sortes de concours pour des courts-métrages. La TTC (Commission de transport de Toronto) avait organisé un de ces concours, les jeunes devaient tourner des films d’une minute sur le métro de Toronto. Les festivals du cinéma en ligne…, tout cela crée une circulation virtuelle de courts-métrages; il y a toujours eu une relation entre des jeunes qui commencent et la réalisation de courts-métrages. Et il y en a parmi eux qui amorcent la transition vers la réalisation de films plus longs.
E. On a parlé un peu plus tôt des modèles de revenus et de la façon dont Internet sous toutes ses formes est en train de changer la donne. Ce que je comprends, c’est que ces technologies numériques permettent aux gens de se lancer dans l’industrie sans avoir à dépenser trop d’argent, leur permettent d’obtenir un produit d’assez bonne qualité et de le mettre en ligne. Est-ce que, à ce stade-ci, il s’agit surtout d’un changement dans la commercialisation ou est-ce que vous avez remarqué d’autres types de changements dans la façon dont nous produisons et consommons des films?
Allor. Il y a eu quelques cas, pas au Canada, où les gens ont fait des films avec de petits budgets de la façon que l’on vient d’évoquer, en tournant avec une caméra qui coûte 3000 dollars, sans payer de salaire à quiconque, en passant par iTunes seulement et où ils ont obtenu un rendement à 6 chiffres. Pas tous les films bien sûr, parce qu’il faut faire connaitre ces films. Avec les médias sociaux, il est de plus en plus facile de constituer un public. Les jeunes réalisateurs intelligents, c’est ce qu’ils font dès le départ, dès le processus de pré-production, ils demandent un financement participatif, ils font en sorte que les médias sociaux financent leur production, et ils y parviennent encore plus facilement s’ils sont déjà passés par le circuit des festivals ou s’ils ont diffusé quelque chose en ligne, ou s’ils sont déjà connus.
Bon nombre de gens ont mis en place des budgets conséquents pour un film indépendant à l’aide d’un financement participatif. Tout au long du processus, tout le monde sait ce qui se passe, on fait un blog vidéo sur la production et on continue ainsi jusqu’à la postproduction. En fait, on n’a presque pas besoin d’une projection en salle pour réaliser des gains si on a suffisamment de personnes prêtes à travailler à partir d’une plate-forme comme iTunes.
E. Qu’est-ce que la plus vieille génération, ceux qui dirigent des organismes comme le CRTC, le Fonds des médias du Canada, ceux qui ont 30 à 40 ans d’expérience avec l’ancien modèle de réalisation, de projection et de distribution de films, qu’est-ce que cette plus vieille génération peut apprendre de ces jeunes réalisateurs?
Allor. Il y a de toute évidence de la place pour les films à plus gros budgets, pour qu’ils sortent en salle. Je crois que le nombre des sorties en salle nord-américaines a augmenté de 4 % l’an dernier. Les films à grand budget ne sont pas en train de mourir ou de disparaitre. Cette hausse est peut-être attribuable à un petit nombre de superproductions en 3D. Mais il y a assurément un grand nombre de films commerciaux qui sont projetés chaque année en Amérique du Nord. Une des choses que la plus vieille génération peut apprendre, c’est qu’il n’est pas obligatoire de disposer d’un gros budget. Il n’est pas nécessaire d’avoir 10 millions de dollars pour réaliser un film de fiction intéressant. Pensez à ce film qui avait été mis en nominations aux Oscars l’an passé, Winter’s Bone, film produit de façon indépendante et réalisé avec un petit budget; il a été mis en nomination dans trois catégories aux Oscars, en plus de rapporter de l’argent à son distributeur parce qu’en partie, c’était un film à si petit budget que la prise en charge pour les droits de distribution en Amérique du Nord était relativement faible.
On assiste donc peut-être à la réémergence d’un circuit indépendant qui avait connu beaucoup de difficultés il y a quelques années, surtout aux États-Unis, on est en train de repenser les coûts de production par rapport aux coûts de distribution. Assurément, le nombre de prises en charge à Sundance a augmenté quelque peu au cours des deux dernières années en termes de distribution commerciale en Amérique du Nord. Il n’est pas nécessaire, pour raconter une histoire, de travailler selon les mêmes vieux modèles de production et on peut le faire avec un plus petit budget.
E. Merci beaucoup.