Martin Allor, 1re partie: Industries culturelles au Québec
Interviewed by Evelyn Ellerman at Montréal on Mars, 2012
Je m’appelle Martin Allor et je suis professeur au Département de communication de l’Université Concordia. J’ai une formation en communication et en études culturelles. Au cours des vingt dernières années, je me suis beaucoup penché sur la politique culturelle du Québec dans les domaines de la création et de la production, tant au cinéma que dans les médias.
Ellerman. Pourriez-vous nous parler un peu plus de ce qui vous intéresse dans ce rapport qui existe entre la politique de financement publique et les films?
Allor. Un des aspects bien connus de ce rapport, c’est que l’industrie du film et de la télévision du Québec a un taux de pénétration plus important en termes de réception du public. Par exemple, l’année dernière, le film canadien numéro 1 en termes de nombre d’entrées au cinéma a été Starbuck, un film québécois, en français, qui a rapporté 3,5 millions de dollars au cinéma, principalement ici, au Québec. Pourtant, les organismes de financement fédéraux sont les mêmes. Je me suis donc demandé, il y a 15 ans environ, ce qui pouvait expliquer le caractère distinct de l’industrie cinématographique du Québec, au-delà du facteur évident de la langue qui est soit une barrière soit un catalyseur. J’ai voulu tenter de définir les façons dont le cinéma, la télévision et les autres formes de médias se rattachaient à un appareil de politique culturelle. Par ailleurs et de façon plus large, je me suis intéressé aux discours publics et aux formes culturelles au Québec, qui pouvaient mieux expliquer ce rapport, mieux que de dire simplement la langue est une sorte de bouclier. J’ai donc passé beaucoup de temps à faire des recherches là-dessus.
E. Au cours de vos recherches, vous avez assurément croisé le chemin d’un organisme unique au Québec, la SODEC. Parlez-nous un peu du rôle que la SODEC joue, selon vous, dans le développement de l’industrie du cinéma au Québec.
Allor. L’un des aspects les plus évidents à propos de la SODEC, c’est qu’elle ne concerne pas uniquement le cinéma, mais qu’elle concerne les industries culturelles en général. Comparativement à la plupart des autres provinces, son enveloppe budgétaire est plus importante. Les réalisateurs québécois peuvent donc demander de l’argent deux fois : ils soumettent une demande à Téléfilm et ils soumettent une demande à la SODEC. Un certain nombre de longs métrages produits chaque année au Québec ont reçu un financement des deux organismes et ce financement permet – et de beaucoup – de disposer d’un budget de production assez conséquent. Ceci est un des aspects. À mon avis, on ne peut pas comprendre la SODEC si on n’essaie pas de comprendre les façons dont la gouvernance culturelle fonctionne à l’échelle provinciale, tout à fait différemment de la façon dont la gouvernance culturelle fonctionne dans les autres provinces.
Le premier ministère du Développement culturel a été créé au Québec en 1965. Ce modèle s’inspirait du modèle français. En dehors de Montréal, il n’y a pas de bibliothèques, il y a des maisons de la Culture qui comprennent une bibliothèque, mais aussi un espace d’exposition et de spectacles. C’est un modèle qui s’inspire directement du modèle français, mis en place par André Malraux quand il était ministre de la Culture. Il y a toutefois d’autres questions, comme les arguments qui font partie du discours public depuis un siècle : la question de l’identité culturelle du Québec, la question de savoir si le Québec constitue une nation à l’intérieur du Canada ou distincte du Canada, la question de chercher à savoir comment la langue et la culture s’articulent dans un discours public plus général qui porte justement sur ces relations.
Quand le gouvernement du Parti Québécois a été élu dans les années 1970, il a commandité un livre blanc sur le développement culturel et cela a ouvert la voie à une série de politiques sur la culture et sur un cadre plus large : tout, de l’éducation aux personnes âgées, à la littérature, au cinéma, au théâtre et à la télévision, tout s’est inscrit dans ce cadre du développement culturel jugé comme un aspect central de la vie publique. Et cela ne s’est jamais arrêté depuis. Dans les années 1990, il y a eu une refonte de la politique publique du Québec. Cette refonte a eu lieu sous un gouvernement provincial libéral. Dans l’une des annexes, on explique que la culture joue un rôle important dans dix-sept ministères et non plus seulement au ministère de la Culture ou des Communications. Littéralement, on avait jugé que le mandat d’un ministère sur deux comportait une composante ou un aspect directement relié à la culture. C’est une très vaste définition de la politique et de la vie publique au Québec.
E. C’est tout à fait extraordinaire. Pour le Canada anglophone, on dirait presque que l’on parle d’un pays étranger en ce sens qu’au Canada anglophone, on se sent souvent coupable de parler de culture. On discute pour savoir si on peut dépasser la notion de « film canadien » ou la question de l’identité nationale dans nos textes culturels. Et vous, vous dites qu’au Québec, c’est ce qu’on valorise, qu’en fait, c’est à la base de ce que font les gens. Et personne ne pose de questions. Est-ce que cela a changé au cours des 30 à 40 dernières années?
Allor. Non, pas vraiment. Si vous vous rappelez, c’était le gouvernement libéral de Jean Lesage qui a créé, en 1965, le premier ministère du Développement culturel. La culture est importante, elle s’inscrit dans le discours public en général et pas seulement dans le discours politique ou le discours du gouvernement. Elle fait partie de l’identité québécoise, peu importe comment on la conceptualise, que l’on soit fédéraliste ou souverainiste. Ce n’est pas simplement la langue, mais c’est la langue de la culture. C’est l’identité culturelle et toutes les expressions artistiques font partie intégrante de cette identité. Par exemple, les programmes fédéraux ont été récemment modifiés par le gouvernement conservateur qui a coupé dans l’appui aux tournées internationales des compagnies artistiques. Dans le discours public québécois, on juge qu’il s’agit d’une action à courte vue, que le gouvernement conservateur ne comprend pas le rôle que joue la culture dans la diffusion du Québec ou du Canada à l’échelle internationale, à titre d’entité dans le monde.
E. Voilà un point que je voulais aborder avec vous. Dans l’industrie, les avis sont partagés quant au gouvernement actuel. D’un côté, on dit que le ministre de la Culture, Mr Moore, est très solide, qu’il a fait beaucoup de bonnes choses positives, qu’il a appuyé l’industrie du cinéma (c’est du moins l’opinion du Canada anglophone). Je comprends ce que vous dites à propos des rapports qui changent relativement au gouvernement conservateur actuel, mais c’est un gouvernement qui est maintenant majoritaire. Comment est-ce qu’on voit cela au Québec? Est-ce que c’est quelque chose dont on se méfie? Est-ce qu’on pense que quelque chose de positif va découler de ce gouvernement? Est-ce que ce gouvernement fédéral a tiré des leçons de ses erreurs passées avec le Québec?
Allor. Je pense qu’on est plus prudent. D’un autre côté, du point de vue strictement politique, le gouvernement conservateur n’a pas beaucoup de monnaie d’échange en termes du nombre de sièges, il a fini 3e ou 4e dans bon nombre de circonscriptions aux dernières élections. Les conservateurs étaient tellement loin derrière que les gens se sont demandé : « Comment peuvent-ils être majoritaires avec si peu de sièges au Québec? » Combien de négociations encore doit-on entreprendre, c’est une bonne question, mais c’est comme ça tout le temps. La SODEC est en pourparlers avec Téléfilm. Certains membres du personnel passent d’un organisme à l’autre. Il y a des choses que le ministre Moore a faites, qui sont très favorables, et qui sont jugées ainsi ici. Il y a d’autres choses avec lesquelles les gens ne sont pas du tout d’accord et ils le disent haut et fort. Le gouvernement provincial a versé encore plus d’argent pour compenser ce qui avait été supprimé par le fédéral, comme l’appui aux compagnies de danse. Le Cirque du Soleil n’a plus besoin d’aide, mais d’autres compagnies des arts de la scène en ont besoin pour faire des tournées internationales. La tournée est un incontournable si on veut savoir qui on est dans un contexte mondial.