Road to Saddle River, Commentaire
Road to Saddle River, deuxième long métrage de Francis Damberger, a bénéficié de son succès décisif avec Solitaire, en étant capable d’attirer plus de 2 millions de dollars de financement de Téléfilm Canada, de l’ONF, de l’Alberta Motion Picture Development Corporation et d’autres sources. Le réalisateur - scénariste Damberger a entrepris de faire un film d’errance ("road movie") à propos de la recherche d’un endroit pur, où le ciel est bleu et l’herbe verte: un endroit où "l’homme doit faire ce qu’il doit faire".
Inspiré par l’héritage culturel impressionnant de l’écrivain de fiction populaire allemand Karl May, Francis Damberger a imaginé le héros de cette quête de la pureté comme un jeune homme vaguement originaire d’Europe Centrale, le "Cowboy Kid" (Paul Jarrett), qui exprime dans un anglais saccadé tous les clichés présents dans l’œuvre de Karl May. A la fin du dix-neuvième siècle, May écrivit des dizaines de romans de cowboys se passant dans ce qu’il imaginait être l’Ouest américain, un endroit où il n’avait jamais été. L’"Ouest" de May était un étrange mélange d’images d’indiens des plaines, de mâts totémiques, de saloons espagnols, et de sa propre interprétation particulière de ce qu’était le "Code de l’Ouest".
Même si l’Ouest de May peut paraître bizarre et méconnaissable aux yeux des gens qui y vivent réellement, ses romans furent et sont toujours immensément populaires en Allemagne où, jusqu’au jour d’aujourd’hui, ils alimentent une industrie importante et vibrante de films de Karl May, de festivals, vêtements, attirails de cowboys et d’indiens, CDs et événements spéciaux. Les allemands entendent parler de Karl May dès leur plus jeune âge ; toutes les librairies pour enfants en Allemagne ont une section complète, une grande section, consacrée aux livres de May. Beaucoup d’allemands passent leurs week-ends et leurs vacances à camper à la campagne, remettant en scène des séquences des livres et se déguisant en indiens.
Un aspect intéressant de May est le rôle proéminent qu’il donne au Chef indien, Winnetou, dont la sagesse est de la plus haute importance. Tout au long de la série de romans de Karl May, Winnetou partage des aventures avec trois cowboys différents, le plus connu étant Old Shatterhand, dont beaucoup de gens croient qu’il est l’alter ego de Karl May lui-même. Mais c’est bien Winnetou, avec ses traditions proches de la nature et sa force spirituelle, qui est le véritable héros des livres de May.
Le film commence, alors, sur une scène montrant le "Cowboy Kid" en train de réciter les commandements du Cowboy affichés sur un poster épinglé au mur de sa chambre. Il est venu au Canada depuis le "vieux pays" à la recherche de la Rivière Saddle, un lieu fictif mis en avant dans des films où apparaît un cowboy idéalisé dénommé Rango (Francis Damberger). Pour l’instant, le Kid est coincé dans l’épicerie fine de son oncle, hachant de la viande de bœuf jour après jour. Mais la chute fortuite d’une selle tombée du ciel à ses pieds le fera partir en quête de l’Ouest véritable et pur, tel que représenté par la Rivière Saddle mythique.
Le "Cowboy Kid" s’embarque pour sa quête en faisant de l’auto-stop le long d’une étendue droite de route nationale dans un paysage plat et austère. Il est pris par Sam (Paul Coeur), un représentant de commerce qui a perdu sa maison, son travail et sa femme. Ils rencontrent Dieter (Eric Allen Kramer), un allemand immense qui est à la recherche d’une maison tout en parcourant à pied les prairies avec une valise pleine de "pierres du mur de Berlin", et Norman Manyheads, un indigène en quête d’une vision, n’importe quelle vision faisant l’affaire. Norman est heureux de jouer le rôle de guide spirituel envers ces "garçons perdus", à partir du moment où ils lui donnent de quoi fumer. Il n’a pas la moindre idée de là où se trouve la Rivière Saddle.
Le dialogue écrit par Damberger pour les personnages indigènes de ce film est drôle et astucieux. Il rappelle grandement le dialogue écrit par Tom King pour ses personnages indigènes dans la comédie pour la Radio CBC "Dead Dog Cafe", et dans son roman, Green Grass, Running Water. Damberger se moque de tous les stéréotypes que les spectateurs ont pu apporter avec eux au cinéma, et notamment de l’étiquette du "noble sauvage" de la tradition Karl May. Les indiens de Damberger sont simplement une bande de types qui se moquent des touristes et qui boivent leur bière gratuitement. Dans une scène merveilleuse, nous retrouvons Sam et le "Cowboy Kid" nus et attachés à un poteau téléphonique, abandonnés là pendant la nuit par les indiens, qui leur ont volé leurs vêtements. Ils sont secourus le lendemain matin par le randonneur allemand, qui leur prête ses culottes de cuir jusqu’à ce qu’ils puissent s’acheter des vêtements de cowboys.
Intercalées entre les nombreux exploits idiots de nos héros le long de la route, nous retrouvons des scènes avec deux personnages filous: un Cowboy (Shaun Johnston), totalement équipé avec son pistolet à six coups, et un Indien (Ben Cardinal) en peaux de bêtes, qui danse à travers tout l’écran en jouant du violon d’une manière similaire à celle du vieux personnage violoniste dans Milagro Beanfield Wars. Les échanges entre le Cowboy et l’Indien sont impayables. Leurs personnages sont clairement faits pour représenter l’esprit du récit de l’Ouest. Quand ils ne sont pas vraiment en train de s’immiscer dans la quête du "Cowboy Kid", ils jouent à ce jeu classique qui consiste à essayer de s’approcher de l’autre type à la dérobée et de l’"avoir". Le Cowboy arrive à dégainer face à l’Indien, pointe son pistolet sur lui et dit "Bang". L’Indien jure et tombe sur le dos. L’une des scènes les plus drôles du film dépeint ces deux personnages allongés l’un à côté de l’autre dans la poussière et levant leurs jambes, une fois, deux fois, puis les entrelaçant dans une rencontre de lutte indienne. Dans cet espace baigné de soleil au-delà du temps où ces esprits demeurent, ce jeu d’enfants de cowboys et d’indiens s’éternise.
La cinématographie dans Road to Saddle River évoque magnifiquement le sud de l’Alberta. Plusieurs scènes à vous couper le souffle montrent la silhouette de personnages marchant le long d’un horizon éclairé d’une lumière surnaturelle or et orange. Peter Wunstorf a su exploiter la lumière de la fin de l’automne qui imprègne cette partie de la province pour ajouter de la chaleur aux vies qui s’entrecroisent des garçons perdus de Damberger.
A la fin, tout le monde s’y retrouve. C’est ce vers quoi tendent les films d’errance. Et ce film très ingénieux y réussit particulièrement bien.
Evelyn Ellerman