Mon Oncle Antoine, Commentaire

Tout comme dans le cas de nombreux bons films, Mon Oncle Antoine associe un schéma narratif courant à un cadre particulier. Dans ce film, le contexte politique et social du Québec de Duplessis (1944-1959) jette les bases solides du récit d’apprentissage (ou bildungsroman) d’un jeune homme vers l’âge adulte et de son initiation sociale et morale. Le récit de formation est une forme d’histoire traitant du passage d’un personnage à l’âge adulte, qui se concentre sur l’apprentissage et l’encadrement. Il montre ce que le jeune homme doit apprendre pour réussir et constitue par conséquent un excellent véhicule narratif pour révéler les échecs de la société.

L’histoire de Benoit (Jacques Gagnon), le neveu de quinze ans d’Antoine (Jean Duceppe), le croque-mort et le propriétaire du magasin général du village, est donc encadrée par l’histoire d’un autre homme, Joseph (Lionel Villeneuve), un adulte qui s’efforce d’être un homme bien et un bon père dans le climat politiquement corrompu, ultraconservateur et régi par l’église, que le gouvernement Duplessis a mis en place. Joseph ne s’en sort pas très bien. En fait, il est impossible que lui ou qu’un autre ouvrier puisse s’en sortir. Il travaille dans une mine d’amiante, cause des maladies pulmonaires qui tuent les mineurs; il vit dans un paysage défiguré par les terrils et il est continuellement sous le joug des propriétaires étrangers de la mine.

Joseph ne supporte plus cette vie. Elle l’enrage et c’est ainsi que le spectateur fait sa connaissance : il est étendu sous le moteur de son camion en panne que possède l’entreprise, il jure et il essaie de réparer quelque chose. Son patron anglais crie après lui, disant qu’il coûte de l’argent à l’entreprise. Dans la scène suivante, on voit Joe dans les toilettes d’un bar, il lit des remarques obscènes sur Duplessis, laissées sur les murs. Il rejoint les autres jeunes hommes à la table et les avertit qu’ils finiront par mourir de l’asbestose, tout comme leurs pères avant eux. Il est évident que ces jeunes gens respectent Joseph, mais qu’ils ont peur de quitter leur emploi.

Joe décide d’aller dans le Nord et de passer l’hiver dans un camp de bûcherons. Sa femme est triste, mais elle comprend qu’il a besoin de travailler en plein air, sous le soleil, là où l’air est pur. Avant de partir, Joe demande à son fils aîné de le remplacer à la tête de la famille et lui promet de l’envoyer à l’école l’année prochaine. Le fils comprend parfaitement qu’il ne s’agit que d’un rêve, mais accepte de prendre soin des membres de sa famille.

Le cadre narratif dans lequel va s’inscrire le récit d’apprentissage est donc mis en place. Claude Jutra, scénariste et metteur en scène, a ancré l’importance de bons modèles de comportement et la nécessité pour une génération d’encadrer la suivante afin de perpétuer les valeurs sociales. Par ailleurs, il a également laissé entendre que le monde corrompu dans lequel vit Joe complote pour qu’un homme ordinaire ne puisse jamais réussir.

À présent, Jutra insère l’histoire de Benoit dans le cadre fourni par Joe. Le personnage de Benoit est à l’âge idéal – presque un homme, mais pas tout à fait – pour que démarre le récit de formation. Comme tous les enfants, Benoit observe, mais à quinze ans, il observe dans l’intention de mettre en application ce qu’il voit. Les leçons que lui enseignent le prêtre, Antoine et Cécile (Olivette Thibault), leur employé Fernand (Claude Jutra) et d’autres encore, devraient lui apprendre à bien se comporter et à réussir dans la vie. Au lieu de cela, la veille de Noël, il sera confronté à l’échec de chacun de ses principaux modèles adultes.

Mon Oncle Antoine regorge d’exemples d’encadrement volontaire : Antoine et Fernand montrent à Benoit l’art de l’embaumement; le prêtre lui montre comment devenir enfant de chœur; Cécile montre à son employée Carmen (Lyne Champagne) comment décorer la vitrine pour Noël et Antoine montre à Benoit comment s’occuper d’un cadavre. Il y a en outre de nombreux moments involontaires d’encadrement, où l’on est témoin de modèles de comportement positifs. Cécile et Antoine sont des gens généreux qui s’occupent volontairement de deux enfants, qu’ils traitent bien. Antoine refuse de donner au père de Carmen, un homme sournois, tous les gages de sa fille et en met de côté pour la malheureuse fille. Quand une cliente annonce timidement qu’elle va se marier, Cécile organise spontanément une fête et réunit tous les gens présents pour chanter. Antoine offre un verre aux hommes la veille de Noël et Fernand s’assure que tous les enfants s’amusent bien et détourne les yeux quand ils font des bêtises.

En dépit de toutes leurs qualités, il n’en reste pas moins que Cécile, Antoine et Fernand sont des êtres humains qui ont des faiblesses. Antoine boit beaucoup trop, Cécile est vaniteuse et a peur de vieillir et Fernand est irresponsable. Dans le meilleur des mondes, aucune de ces faiblesses n’aurait beaucoup d’importance. Elles seraient atténuées par les institutions morales et sociales qui empêcheraient que ne se produise la catastrophe pour le jeune homme en situation d’apprentissage. Mais le récit a lieu dans le Québec de Duplessis et la surface trompeuse de cette vie rurale idyllique est sur le point d’éclater.

C’est à ce moment que Jutra replace le cadre narratif, fusionnant l’histoire de Joseph et celle de Benoit. Son père ayant dû abandonner sa famille pour aller travailler, son fils aîné, à qui l’on a injustement demandé de se comporter en homme, est mort. Joseph ne le sait pas encore, mais il a décidé de quitter le camp de bûcherons pour aller retrouver sa famille. Antoine et un autre enfant, Benoit, vont à la ferme chercher le corps. C’est alors que l’oncle déçoit l’apprenti de toutes les façons possibles : il s’enivre et ne peut plus diriger les chevaux; insensible, il engloutit nourriture et boissons en présence de la mère de l’enfant mort; il apporte un cercueil qui n’est pas de la bonne grandeur, il s’endort sur le chemin du retour et ne peut pas guider Benoit. Quand Benoit fouette les chevaux pour rentrer plus vite à la maison, le cercueil tombe du traineau et ni Benoit ni Antoine ne parviennent à le hisser de nouveau sur le traineau. C’est ce cauchemar qui pousse finalement Benoit à comprendre que même le fils d’un homme pauvre a le droit d’être traité avec respect et dignité.

Benoit n’est plus l’apprenti de personne. Il a appris quelques leçons, mais l’aideront-elles à survivre? Fera-t-il partie de la génération qui va se rebeller dans le Québec de la Révolution tranquille? Ou est-il devenu cynique? Claude Jutra laisse le spectateur réfléchir à toutes ces possibilités.

Ce film stupéfiant a remporté huit trophées décernés par l’Académie canadienne du cinéma et plus d’une douzaine de prix internationaux. L’un des quelques films québécois à avoir une distribution nationale, il plait autant au Canada anglais qu’au Québec. Le Festival international de Toronto l’a même élu « le plus grand film canadien de tous les temps » en 1984 et en 1993.

Evelyn Ellerman