J.A. Martin, Photographe, Commentaire
L’un des plus importants longs métrages jamais produits par l’ONF, J.A.Martin Photographe (J. A. Photographer, 1976) décrit le pari insensé que se lance une femme pour reconquérir son identité. Rose-Aimée (Monique Mercure) vient de passer les quinze dernières années de sa vie à accomplir son devoir d’épouse. Mère de cinq enfants, elle entretient sa maison à la perfection. Elle s’occupe de sa belle-mère et elle organise la vie familiale pour que son mari, photographe indépendant, J. A. (Marcel Sabourin) puisse continuer à travailler dans son studio aménagé chez lui de façon plus ou moins autonome. Au commencement du film, nous le voyons longer les murs, glissant d’une pièce à l’autre dans sa blouse, jetant des coups d’œil impassibles à Rose-Aimée et aux enfants. Mari et femme ont chacun leur domaine de travail, mais entre eux, se maintient une distance délibérée.
Quoique la froide efficacité du mariage convienne tout à fait à J.A., Rose-Aimée, elle, est désespérée. Elle est le cœur ardent de la maisonnée, pourtant elle est lentement en train de s’assécher en raison d’un manque d’attention physique. Le metteur en scène, Jean Beaudin, cadre la routine de la vie quotidienne par l’entremise des fenêtres et des portes ouvertes. Chez sa belle-mère qui s’est endormie dans son fauteuil, Rose-Aimée regarde par la fenêtre. La caméra passe ensuite à un plan où on voit Rose-Aimée prisonnière de sa maison. Elle est atterrée à l’idée que c’est ce à quoi se résume sa vie. Elle s’inquiète de finir sa vie comme sa belle-mère qui lui conseille d’arrêter de faire tant d’histoires : J. A. est comme son père, réservé, sobre et bon soutien de famille. À l’exception du voyage de six semaines qu’il fait chaque année pour aller rencontrer ses clients qui habitent dans des régions éloignées, il est toujours à la maison et il travaille. Que souhaiterait de plus une femme?
Effectivement, que souhaiter d’autre? La nuit tombe et Rose-Aimée fait ce qu’elle fait tous les soirs, elle jette un coup d’œil aux enfants et éteint les lampes avant d’aller se coucher. J. A. dort déjà. Elle le regarde et murmure : « Cette année, je vais avec toi. » Les voyages épiques ne sont cependant pas destinés aux femmes. Il faut d’abord trouver une gardienne pour les enfants. Ensuite, une épopée se prépare. J. A. dispose d’une roulotte qu’il a aménagée selon ses besoins, elle abrite les produits chimiques qu’il lui faut pour développer ses photos, un matelas, des chemises de rechange, ce qu’il lui faut pour cuisiner et manger. Rose-Aimée n’a pas le temps de planifier le voyage, elle est bien trop occupée à s’assurer que tout se déroulera bien à la maison pendant son absence. D’ailleurs, rien ne garantit qu’elle soit du voyage. À tour de rôle, les voisins promettent de s’occuper des enfants puis se désistent. En dernier recours, Rose-Aimée prend contact avec une tante qui la surprend quand elle sonne à la porte, ce qui permet tout juste à Rose-Aimée d’attraper au vol son chapeau de paille et de courir jusqu’à la roulotte. Elle ne croit pas à sa chance. Joseph-Albert n’est pas très content de faire le voyage avec une femme sur les bras. Il parle peu, mais Rose-Aimée, elle, est enchantée par la première véritable aventure de sa vie. Les yeux grands ouverts, elle absorbe tous les magnifiques paysages qu’elle découvre au cours de son voyage.
L’épopée est réservée aux personnages masculins qui se mettent en route en quête de quelque chose ou qui entreprennent un voyage et dont le courage et la détermination sont mis à l’épreuve en chemin. Les épopées sont souvent circulaires, en ce sens que le héros revient à la maison au bout d’un certain temps, ayant atteint le but qu’il s’était fixé ou ayant accompli la tâche assignée. Le voyage transforme toujours le héros parce que les épopées racontent autant la formation de l’identité que les combats en duel ou avec des monstres marins géants. En outre, les héros d’épopée ne voyagent jamais seuls, ils sont toujours accompagnés d’un ami au moins et plus souvent, d’un guide qui s’assurera qu’aucun mal ne leur sera fait. Bien que le voyage annuel de J. A. ne lui réserve plus de surprise depuis longtemps, il représente tout de même une période de temps où il est loin d’une maison bruyante, de cinq enfants et de deux femmes. Il est donc, quelque peu l’« ami de l’épopée », réticent certes, de Rose-Aimée. Pour Rose-Aimée, en revanche, le voyage de six semaines, c’est comme un territoire inexploré qui s’offre à elle. Après la première nuit de camping, elle est ravie de constater que J. A. a préparé le café. C’est la première fois en quinze ans qu’elle ne doit pas préparer le café le matin.
Le voyage passe successivement de scènes de plaisir partagées à des scènes d’isolement glacial. Rose-Aimée est mue par la possibilité de raviver la passion d’autrefois et de se redéfinir en tant que femme, et non plus exclusivement comme épouse et mère. Au début, J. A. ne semble pas bien comprendre les buts de sa femme, il lui en veut surtout d’être là. Rose-Aimée a envahi son espace professionnel. Furieux l’un contre l’autre, ils se disputent à propos du véritable problème de leur mariage : la distance qui s’est installée entre eux, en raison de leurs personnalités si différentes l’une de l’autre. Dans une scène magnifiquement interprétée, chaque personnage sort de l’image en direction opposée. Quand ils quittent le terrain de camping, ils sont chacun assis à une extrémité de la roulotte.
Pour l’épopée de Rose-Aimée, le tournant a lieu lors d’une visite à sa tante et son oncle qui accueillent le couple, le nourrissent et lui montrent des photos de leur propre mariage. Le rappel de souvenirs heureux prend fin lorsqu’arrive un ancien soupirant de Rose-Aimée, un homme qui l’aime encore. Alors que J.A. et Rose-Aimée sont couchés ce soir-là, J.A. tend la main vers elle, elle se détourne, mais elle sourit. Le lendemain, le voyage est cahoteux, Rose-Aimée souffre de crampes et finit par faire une fausse couche à l’arrière de la roulotte, sur les rives d’un lac. J.A. fait les cent pas le long du rivage, tourmenté par son incapacité d’aider Rose-Aimée. La seule chose qu’il parvient à accomplir, c’est d’enterrer le fœtus.
Ce voyage de six semaines permet au couple d’entrer en contact avec un échantillon de la société québécoise de la fin des années 1890 : des fermiers pauvres, des propriétaires de moulins anglais riches, des marchands et des jeunes mariés. Les Martin comparent silencieusement leur vie à celle de ceux qu’ils croisent et peu à peu, en viennent à mieux se comprendre et à mieux comprendre leurs besoins mutuels. À mesure que leur maison se profile à l’horizon, Rose-Aimée jette sur elle un regard neuf, elle a l’air tellement plus grande que dans son souvenir.
Film lumineux et sensible, J. A. Photographe est l’un des classiques de la réalisation canadienne. Il a remporté sept prix Génie, dont les prix du meilleur film, de la meilleure réalisation, de la meilleure actrice et de la meilleure cinématographie. En outre, au Festival de Cannes, en 1977, Monique Mercure a remporté le prix d’interprétation féminine pour son interprétation de Rose-Aimée et le film, le prix du Jury œcuménique.
Evelyn Ellerman