Cordélia, Commentaire
Basé sur un grand procès historique, inspiré par le roman québécois La Lampe dans la fenêtre de Pauline Cadieux, le film Cordélia relate ce que cela coûte d’être une femme se démarquant des autres dans une petite communauté. Vers la fin des années 1890, une jeune femme du nom de Cordélia Viau (Louise Portal), l’épouse d’un homme plus âgé, Isidore Poirier (Pierre Gobeil), fait l’objet de regards scrutateurs et d’opprobre dans son village. Isidore adore Cordélia, une couturière accomplie, mais de son côté il n’arrive pas à trouver du travail dans leur trou perdu à la campagne québécoise. À contrecoeur, il décide de partir travailler en Californie, faisant de Cordélia une épouse livrée à elle-même en milieu rural, et qui risque ainsi de se faire traiter de lâcheté morale, si jamais son comportement ne comble pas rigoureusement les attentes du village.
Le temps est long pour cette femme qui pourtant fait de la couture, joue à l’orgue le dimanche, et offre des cours de chant à un "homme à tout faire", handicapé mental, Samuel Parslow (Gaston Lepage). Elle s’ennuie, elle se sent seule. Sans enfants, elle est de plus dotée d’une personnalité pleine de vivacité qui attire les regards malveillants. Même à l’époque où Isidore reste avec elle à Saint-Canut, Cordélia se moque ouvertement des conventions sociales, en organisant des soirées conviviales à la maison. Lorsque la lampe dans la fenêtre est allumée, de jeunes amis garçons savent que c’est le moment de rentrer furtivement chez elle: tous ensemble, ils chantent et s’amusent en prenant un verre de xérès.
Aussi longtemps qu’Isidore reste autour, Cordélia peut presque échapper aux conséquences de ses gestes: mais dès qu’il s’en va, elle est rongée par la solitude, elle devient imprudente. En plein jour, elle chante et valse autour du salon avec Samuel, pour lequel elle ressent beaucoup d’affection. Avec simplicité, Samuel aime Cordélia pour sa beauté, sa gentillesse et le don qu’elle lui fait de la musique. Il aime beaucoup chanter dans la chorale de l’église: en effet, sa belle voix de ténor transforme leurs prestations dominicales en événements hors de l’ordinaire. Or, les villageois aperçoivent Cordélia et Samuel à travers la fenêtre ouverte: le spectacle de ces deux danseurs passant un moment si agréable ensemble fait beaucoup jaser.
Petit à petit, Cordélia se met à inviter de jeunes hommes et femmes chez elle pour des soirées conviviales – on y chante et danse, on y rit, on y boit; ces activités semblent pourtant inconvenantes pour une femme mariée vivant toute seule. Un soir où elle prend un coup de trop, au moins un homme, Joseph Fortin (Raymond Cloutier) tente de la séduire. Elle la repousse, faisant de lui en ennemi instantané. Cordélia acquiert toute une réputation et se fait ostraciser par les villageois.
C’est dans ce climat intense qu’Isidore revient de la Californie. Cordélia s’en réjouit, tout comme Samuel. Ils aiment tous les deux Isidore. Mais un jour, en rentrant à la maison, elle découvre que la porte est barrée. À l’aide du serrurier du village, elle enfonce la porte, puis découvre le cadavre d’Isidore, brutalement assassiné. Cordélia et par association Samuel font naturellement l’objet d’accusations. Malgré certaines irrégularités pendant leurs procès respectifs, les deux sont condamnés et se font pendre.
Le scénariste réalisateur Jean Beaudin raconte cette histoire émouvante avec beaucoup de simplicité, tout en se montrant convaincu de l’innocence de Cordélia. Peut-être qu’elle a fait preuve de frivolité et d’imprudence, mais cela veut-il dire pour autant qu’elle est coupable d’un meurtre? Beaudin regarde fixement les figures de l’autorité autour d’elle, montrant qu’ils permettent que les commérages, la médisance, la misogynie et l’esprit vindicatif se transforment en véritable chasse aux sorcières. Au lieu de mettre un terme aux commérages et de conseiller à Cordélia comment se comporter, le curé de la paroisse la trahit sur toute la ligne. Il finit par se morfondre en prières impuissantes offertes au Seigneur. Incapable de s’opposer à l’injustice rendue à une paroissienne, ce curé finit par permettre aux agents de la paix de tendre une embuscade à une femme innocente.
Un "détective" anglais (James Blendick) se fait embaucher afin de soutirer une confession à Cordélia par la ruse. Avant et pendant le procès, les juges se rencontrent en réseau d’initiés, pour s’accorder sur la culpabilité de Cordélia même avant d’entendre quelque premier que ce soit. Un journaliste travaillant pour le quotidien respecté, La Presse, soudoie un policier pour mieux rentrer dans la résidence de Cordélia et d’y feuilleter ses effets personnels: son reportage sera un tissu de mensonges et d’allusions malveillantes. L’homme qui planifie la pendaison de Cordélia ne cherche qu’à produire un spectacle le glorifiant personnellement. Et comme comble de l’injustice, le "détective" anglais se fait embaucher de nouveau – cette fois pour servir de bourreau. La deuxième partie du film est entièrement imprégnée de ces connotations sexuelles – de complot de mâles cherchant à réaffirmer la moralité publique et d’entretenir le statu quo des relations entre les sexes. Seuls les hommes peuvent assister à la pendaison. La caméra fait un long panoramique sur leurs visages sévères. Tous vêtus de noir, comme pour une séance de photo, ils attendent tranquillement la fin bien méritée de cette femme qui aurait donc trahi et tué son propre mari.
Le thème de "l’épouse vivant seule" fait partie intégrante des traditions esthétiques à la fois de l’Est et de l’Ouest. Généralement, ce thème sert à illustrer comment le mariage sert à renforcer les mœurs contemporaines: que ce soit à la suite de la mort, de l’abandon ou encore de la séparation, les épouses livrées à elles-mêmes sont susceptibles d’être corrompues, ou d’en corrompre d’autres. Lorsqu’elles montrent de l’indépendance en décrochant un travail stable en dehors du foyer, ou en développant un cercle d’amis élargi qui leur permet de fréquenter des hommes, lorsqu’elles poursuivent des études ou entament des activités qui leur procurent des plaisirs, ces femmes se font fustiger par d’autres personnages et connaissent souvent une fin malheureuse.
Il y a un film canadien-anglais portant sur ces épouses vivant seules, mais dont l’intrigue se situe à un demi-siècle d’intervalle. Alors que Cordélia constitue une tragédie, Bye Bye Blues de la scénariste productrice Anne Wheeler représente une femme survivant tout juste à la séparation de son mari en temps de guerre: elle réussit néanmoins à élever ses enfants, à se développer sur le plan personnel: elle échappe même à la tentation, en chantant dans un orchestre de danse. Voilà autant de qualités sans doute louables, incarnées par une "épouse vivant seule" qui refuse de combler les attentes sociales – il y aurait donc lieu de faire une étude comparée de ces deux films.
Cordélia a gagné le Prix Génie de la meilleure création de costumes en 1980; cette même année-là, Gaston Lepage a remporté un Prix d’interprétation au Festival international du film et d’échanges francophones (FIFEF) pour son époustouflante performance dans le rôle de Samuel.
Evelyn Ellerman