Ce qu’il faut pour vivre, Commentaire
Les récits de voyages se concentrent souvent sur les transformations dont le voyageur fait l’expérience, entre autres, la conscience de soi, de nouvelles compétences, le savoir, ou la maturité. Alternativement, les récits de voyage peuvent être centrés sur la destination elle-même. Que le voyageur soit arrivé à un endroit volontairement ou non, il est, en fait, ‘‘un étranger dans un lieu inconnu’’ et par conséquent, un observateur. Les écrivains qui se servent de ce trope s’intéressent moins au voyageur qu’au contraste entre des modes de vie. C’est cela qui intéresse le scénariste Bernard Émond dans Ce qu’il faut pour vivre (The Necessities of Life, 2008). C’est un film sur un homme qui est essentiellement kidnappé pour son propre bien par le gouvernement, et transporté à des milliers de miles vers un sanatorium où il subira un traitement pendant deux ans. Ce point de départ permet à Émond et au réalisateur Benoît Pilon de personnaliser les effets des politiques paternalistes envers les populations indigènes après la Deuxième Guerre Mondiale dans le Nord.
Le film examine ce que sont les contraintes de la vie pour quelqu’un qui a été soudainement dépouillé de tout ce qui lui est familier. Natar Ungalaaq (Atanarjuat, Fast Runner) joue Tiivii, un Inuit de Baffin Island qui apprend qu’il a la tuberculose après un examen médical fait sur le navire hôpital, C.D.Howe, durant l’été 1952. Dans les années 1950 et 60, il y avait une épidémie de tuberculose au nord du Canada; des centaines de personnes comme Tiivii ont été impérativement retirées de leurs familles et transportées dans des sanatoria au Sud, où ils sont restés pendant des années en attendant d’être guéris
On ne donne pas à Tiivii le temps d’aller chez lui pour rassembler ses affaires; on ordonne à sa femme (Miali Vuscemi) et à ses filles de quitter le bateau. Tiivii est sous le choc. ‘‘Qui nourrira ma famille?’ demande-t-il. Cela prend trois autres mois avant que Tiivii n’arrive à Québec. Il est accablé par l’étrangéité de toute chose : les foules de gens, la taille des bâtiments, les arbres. Cette expérience surréelle est renforcée par ses premiers jours au sanatorium des tuberculeux où ses vêtements, les seules choses qui lui rappellent sa maison, lui sont enlevés et détruits. On le fait asseoir dans une baignoire, ses cheveux sont coupés et sans cérémonie on lui donne un lit dans une salle pleine d’étrangers. Il ne parle pas français et personne ne parle son langage. Les autres hommes se moquent de ses tentatives de se servir d’une fourchette.
Au début, Tiivii manifeste un vague intérêt envers ce qui l’entoure. Autonome et observateur comme un chasseur a besoin de l’être, il commence à comprendre non seulement la routine de l’hôpital, mais les personnalités du personnel et des patients. Il se lie d’amitié avec Joseph (Vincent-Guillaume Otis), le patient du lit voisin, qui communique avec Tiivii par un langage de signes. Ses expériences dans le sanatorium deviennent plus supportables grâce à la compassion d’une infirmière, Carole (Éveline Gélinas). Mais le premier message qu’elle lui donne est qu’il restera vraisemblablement dans l’hôpital pendant deux ans. Quand Tiivii comprend ce que cela pourrait signifier, c’est-à-dire que sa femme et leurs enfants seront réduits à mendier pour se nourrir, il se déprime et décide de mourir. Il refuse de manger; les infirmières recourent à l’alimentation forcée. Il essaie de fuir. Il est capturé et ramené. Il refuse toujours de manger; on le met à l’alimentation intraveineuse, mais il est évident qu’il est en train de mourir.
Carole arrange le transfert d’un garçon Inuit orphelin, Kaki (Paul André Brasseur) de son propre sanatorium pour tuberculeux à la salle où Tiivii repose. Kaki a été dans le Sud pendant deux années; il peut parler français, mais a perdu la plupart de son bagage culturel. Kaki traduit pour Tiivii, et peu à peu les deux patients deviennent amis. Tiivii enseigne à Kaki comment sculpter et lui raconte les récits de leur culture. Kaki donne à Tiivii une raison de vivre de nouveau. S’il ne peut pas être un chasseur, il peut du moins être un père.
En partie, le réalisateur Benoît Pilon explore ce thème par la juxtaposition d’images. La tundra arctique est présentée comme un paysage naturel aux doux contours qui entretiennent Tiivii et sa famille. Ces panoramas blancs sont intercalés avec les rues et bâtiments froids et teintés de bleu de Québec Les infirmières et les docteurs du sanatorium administrent une sorte de justice sommaire: ou bien les patients coopèrent (et probablement vivront); ou bien ils résistent (et probablement mourront). Le docteur exaspéré par l’inaptitude de Tiivii à comprendre son pronostic en français, dit : ‘‘Je ne suis pas un missionnaire. Je n’ai pas le temps d’apprendre l’esquimau.’’ Laissé tout seul dans son espace étranger, Tiivii mourra de solitude. Sa vie n’a pas de sens dans un lieu où personne ne compte sur ce qu’il a à offrir. Il est évident que la famille est centrale dans l’existence de Tiivii. Son rôle de chasseur le rattache à des générations d’hommes qui ont transmis leurs compétences et leur savoir à leurs fils; sa femme et ses enfants bénéficieront de cette tradition, quand il chasse pour les garder en vie. En retour, ils le nourrissent et l’aiment.
Le film résiste à un excès de sentimentalité principalement grâce à l’extraordinaire performance de Natar Ungalaaq dans le rôle de Tiivii. Sa démarche prudente reflète la prudence d’un chasseur aux aguets. Son visage expressif peut évoquer toute une gamme d’émotions, depuis la tranquille détermination de mourir jusqu’à l’admiration envers une femme généreuse et belle. Il n’est à aucun moment une victime, mais seulement un homme qui essaie de comprendre et de faire de son mieux dans la situation où il se trouve. Cette performance maîtrisée mais puissamment émotive est l’une des techniques utilisées pour mettre l’auditoire et le point de vue de Tiivii sur la même longueur d’onde. L’une des conventions de ce genre de récit de voyage est que le public voit l’espace étranger à travers les yeux du protagoniste, mais avec suffisamment de distance émotionnelle pour évaluer ce point de vue. Pilon fait cela en introduisant l’infirmière sympathique, Carole et le garçon Kaki, qui interprètent la société des Blancs pour Tiivii, mais chacun d’une différente perspective culturelle.
Ce qu’il faut pour vivre (The Necessities of Life) a gagné 14 prix et 7 nominations supplémentaires au Canada et aux États-Unis en 2009, y compris quatre Génies pour la meilleure réalisation (Benoît Pilon), meilleur montage (Richard Comeau), meilleur acteur en rôle principal (Natar Ungalaaq) et meilleur scénario (Bernard Émond) ainsi que trois Jutras pour meilleur acteur en rôle principal, meilleur film et meilleur scénario.
Evelyn Ellerman