Astataïon (Mission of Fear), Commentaire

L’un des premiers longs métrages tournés à l’Office national du film, Astataïon (Mission of Fear), est aussi la première coproduction entre l’ONF et Radio-Canada. Le film est présenté en mai 1965 à l’antenne de Radio-Canada et mis en circulation la même année.

De profonds changements sociaux marquent le milieu des années 1960 au Canada. Alors qu’approche la date du centième anniversaire de la Confédération, le gouvernement fédéral commence à réfléchir sérieusement à des moyens de forger l’identité nationale. L’une des possibilités consisterait à mettre en place une infrastructure qui soutiendrait une industrie cinématographique axée sur les longs métrages. L’Office national du film s’adapte à ce changement de politique en élargissant son orientation en matière de productions, qui jusque-là était axée sur les films documentaires. Les premiers longs métrages de l’ONF sont, comme on peut s’y attendre, des productions hybrides comme dans le cas de Astataïon. Ce long métrage est certes novateur, mais son traitement des détails historiques se rapproche davantage du traitement documentaire. De plus, il est lourdement chargé d’un message.

Avant Astataïon (Mission of Fear), l’ONF s’était concentré sur les représentations précises du passé. Mais le nouveau format nous présente un personnage fictif, un jeune prêtre, incarnant les sentiments et les pensées contradictoires qui animent la société québécoise des années 1960 envers l’église. Le film traite des événements qui se produisent une nuit dans la vie des Jésuites du pays des Hurons : les missionnaires ont été condamnés à mort par les aînés parce qu’ils ont apporté la maladie sans nom qui décime le peuple huron et qu’ils sont incapables de trouver un remède. Il va de soi que les dieux doivent être apaisés d’une manière ou d’une autre; les Jésuites doivent donc mourir. Nous suivons les actions des prêtres, disciplinées et fondées sur des principes, à la veille de leur mort. Ils prient et respectent les rites comme s’il s’agissait d’une nuit normale, s’inspirant de leur chef, le père Jean de Brébeuf.

Toutefois, dans l’ombre, observant chacun des gestes du chef, il y a un jeune prêtre terrorisé qui se souvient de ce qui les a conduits à cette nuit funeste. Par une série de retours en arrière, nous découvrons les premiers jours de l’arrivée de Jean de Brébeuf sur le territoire des Hurons, peuple pacifique. Les Jésuites vivaient alors en harmonie avec les Hurons, ayant fait le choix de s’adapter, de prendre le temps de créer un climat de confiance et d’amitié, espérant que leur exemple encouragera des conversions. Ils échouèrent. Les Hurons ne voyaient aucun avantage particulier à changer de croyances ou de coutumes : en cinq ans, les Jésuites procédèrent à une seule conversion. Entre la tendre bonté de Jean de Brébeuf et l’intraitable évangélisme du jeune prêtre, se trouvent les Hurons tout aussi intraitables.

Aux yeux du jeune prêtre, les Hurons ne sont que des sauvages primitifs qui dévorent littéralement le corps de leurs ennemis. Ses pensées le ramènent à un incident dont il a été témoin, provoqué par l’inaction de Jean de Brébeuf. Un jeune prisonnier est lentement torturé, les prêtres regardent sans pouvoir rien faire. Pour justifier leur complicité dans la mort du jeune homme, ils avancent que s’ils veulent être acceptés et faire partie de la tribu, ils ne doivent pas s’immiscer dans ses affaires. Ils prennent part au festin cannibale à la suite d’un tour qui leur est joué. Ironiquement, le destin a désormais décrété que c’était au tour des Jésuites d’être torturés, tués et vraisemblablement mangés. Jean de Brébeuf proclame qu’il acceptera son sort selon la volonté de Dieu, mais le jeune homme, lui, doit s’échapper du campement pour prévenir les Européens non loin de là. À la fin, il meurt, victime du froid et de la neige, sans jamais avoir atteint sa destination.

Astataïon tourne l’attention du public vers les Jésuites martyrs. Les films en noir et blanc sont particulièrement efficaces à dégager de fortes émotions refoulées. Au moins la moitié des plans s’attardent sur les muscles tendus des visages européens éclairés par le feu de camp. Les Jésuites se parlent peu. Les rares dialogues que les Français et les Hurons échangent révèlent que ni les uns ni les autres ne se comprennent, mais de façon bien plus importante, le message que véhicule le film, c’est le fait que l’église se tient, tel un bloc de marbre, entre les deux groupes. La religion de Jean de Brébeuf n’a aidé personne et en a blessé plus d’un. Il est décrit comme un homme bon que la religion ne peut plus sauver pas plus qu’elle ne peut sauver les autres.

Ce film marque une transition en termes de genre et d’idéologie. Il se situe à la fin de l’ère Duplessis, époque où l’église est omniprésente dans la société québécoise, notamment dans vie culturelle. Il était donc presque impossible, dans les années 1950 et au début des années 1960, de dénicher un roman ou un film qui ne mette pas en scène un personnage fort de prêtre. Fernand Dansereau est l’un des quelques réalisateurs qui ne cessent d’explorer le rôle de l’église dans la société contemporaine, au lendemain des années Duplessis et qui choisit de ne pas l’éliminer complètement de la trame narrative. Le choix qu’il fait de s’attaquer de plein front au rôle de l’église en remettant en question le mythe puissant et fortement institutionnalisé des Jésuites martyrs est un choix courageux. À l’époque, pas un enfant d’âge scolaire au Québec ou dans le reste du Canada n’ignore l’histoire de la mission en Huronie ni de sa fin tragique. Étrangement, Dansereau fut critiqué pour son traitement du sujet mais non pour ses attaques contre l’église. On a même déclaré qu’il perpétuait à tort le mythe de l’Indien sauvage. Le réalisateur fut obligé d’expliquer, dans un article de journal, qu’il s’intéressait aux mythologies du point de vue de l’imagination des blancs et non d’un point de vue historique.

Astataïon (Mission of Fear) a remporté le Génie du meilleur film documentaire en 1966 décerné par l’Académie canadienne du cinéma et de la télévision et le Génie de la meilleure cinématographie en noir et blanc a été remis à Georges Dufaux, directeur de la photographie.

Evelyn Ellerman